Texte de Fernando Pessoa
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   spectacle d'une heure


Gaël Mevel   Voix et violoncelle
Didier Petit     Violoncelle

 

Dans sa forme théâtrale,
Flore Dupont     création lumière et vidéo


                                                                    extraits vidéo


Ode Maritime à la scène nationale d'Orléans
Photos de Michel Piedallu


        

"Ode maritime" est un texte de Fernando Pessoa, et un des plus grands poèmes qui soient.


Un homme est sur le port de Lisbonne et laisse son imagination l’emporter au loin.
"Seul, sur le quai désert, en ce matin d’été,
Je regarde du côté de la barre, je regarde vers l’Indéfini,
Je regarde et j’ai plaisir à voir,
Petit, noir et clair, un paquebot qui entre..."

Son esprit va divaguer, dans une lente et terrible permutation jusqu’à la folie, puis revient vers le passé, l’enfance, et enfin trouve le calme dans le présent.

Gaël Mevel, musicien et comédien, a travaillé ce texte au bord de la mer, pour confronter sa voix à l'océan.
Il en restitue la force, pénétrant ses méandres rythmiques et mélodiques.
Didier Petit, violoncelliste et extraordinaire improvisateur, inventeur de sons, et musicien intense s’il en est, tisse ici entre les mots et avec eux, avec la voix, une incroyable matière vivante.

Ils travaillent ensemble depuis vingt ans et cette amitié musicale, cette osmose, sont ici indispensables pour servir ce texte inoubliable.

 


 

 

Ode Maritime à la scène nationale d'Orléans
Photos de Clodelle

 

extrait du texte

Ah, les paquebots, les charbonniers, les navires à Voile !
Ils se font de plus en plus rares — pauvre de moi ! — les navires à voile sur les mers !Et moi, qui aime la civilisation moderne, moi qui embrasse de toute mon âme les machines,
Moi l'ingénieur, moi le civilisé, moi élevé à l'étranger,
Je voudrais encore une fois n’avoir devant les yeux que des voiliers et des bateaux de bois,
Ne savoir d’autre Vie maritime que l'ancienne vie des mers !
Parce que les mers anciennes sont la Distance Absolue,
Le Pur Lointain, libéré du poids de l’Actuel. . .
Et ah, comme ici tout me rappelle cette vie meilleure,
Ces mers, plus grandes, parce qu’on naviguait plus lentement.
Ces mers, mystérieuses, parce que sur elles on en savait moins.

Tout vapeur au loin est un bateau à voile proche,
Tout navire distant vu maintenant est un navire dans le passé vu de près.
Tous les marins invisibles à bord des navires à l'horizon
Sont les marins visibles du temps des Vieux navires,
De l’époque lente et voilière des navigations périlleuses,
De l'époque de bois et de toile des voyages qui duraient des mois.

M’envahit peu à peu le délire des choses maritimes.
Me pénètrent physiquement le quai et son atmosphère,
Le clapotis du Tage submerge mes sens,
Et je commence à rêver, je commence à m’envelopper du rêve des eaux,
commencent à s’enclencher les courroies de transmission de mon âme
Et l’accélération du volant me secoue nettement.

Les eaux m’appellent,
Les mers m’appellent.
Les lointains, d’une voix corporelle qui s’élève, m’appellent,
Les époques maritimes toutes ressenties dans le passé, se mettent à appeler.

Toi, marin anglais, Jim Barns mon ami, c’est toi
Qui m’as appris ce cri très ancien, anglais,
Qui si vénéneusement résume
Pour les âmes complexes comme la mienne
L’appel confus des eaux,
La voix inédite et implicite de toutes les choses de la mer,
Des naufrages, des voyages lointains, des traversées périlleuses.
Ce tien cri anglais, devenu universel dans mon sang,
Sans apparence de cri, sans forme humaine ni voix,
Ce cri épouvantable qui semble résonner
Du fond d’une caverne dont la voûte est le ciel
Et semble raconter toutes les choses sinistres
Qui peuvent se produire au Large, en Mer, pendant la Nuit...
(Tu faisais toujours comme si c’était une goélette que tu appelais,
Tu disais ainsi, une main de chaque côté de la bouche,
Faisant un porte-voix de tes grandes mains tannées et sombres :
Aho-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o---yyyy...
Goélette aho-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o---yyy...)

Je t’écoute d’ici, maintenant, et je m’éveille à quelque chose.
Frémit le vent. Monte le matin. La chaleur s’ouvre.
Je sens rougir mes joues.
Mes yeux conscients se dilatent.
L’extase en moi se lève, croît, progresse,
Et avec un aveugle bruit d’émeute s’accentue
La rotation vive du volant.

Ô assourdissant appel
Dont la chaleur, dont la fureur enfièvrent en moi
Dans une unité explosive tous mes désirs,
Mes propres lassitudes devenues dynamiques, toutes !...
Invocation lancée à mon sang
D’un amour passé, je ne sais où, qui revient
Et assez fort encore pour m’attirer et m’entraîner,
Assez fort encore pour me faire haïr cette vie
Que je passe dans l'impénétrabilité physique et psychique
Des gens réels avec qui je vis !

Ah, n’importe comment, n'importe où, s’en aller !
Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer,
Partir vers le Lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite,
Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes,
Emporté, comme la poussière, par les vents, par les tempêtes !
Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes !
Tout mon sang rage pour des ailes !
Tout mon corps se jette en avant !
Je grimpe à travers mon imagination en torrents !
Je me renverse, je rugis, je me précipite !...
Explosent en écume mes désirs
Et ma chair est un flot qui cogne contre les rochers !